Réflexions sur la Banque de l’infrastructure du Canada

Quelles perspectives s’offrent aux partenariats public-privé pour les projets d’envergure?

By Chet Shah |

De nos jours, même le plus petit projet local peut être difficile à mettre en œuvre à cause des budgets restreints, de la paralysie des processus réglementaires, de la présence d’intervenants locaux aux positions bien tranchées et des opinions conflictuelles des électeurs. Le gouvernement a adopté une nouvelle approche et a ajouté un quatrième « P » au financement des projets en PPP : les fonds de pension.

Le financement des infrastructures était au cœur de la plateforme électorale du Parti libéral en 2015. Le parti a promis d’injecter 187 milliards de dollars sur 12 ans pour construire ou améliorer des routes, des ponts, des ports, des terminaux ou des projets de transport en commun. Le premier ministre Justin Trudeau s’est aussi engagé à créer la Banque de l’infrastructure du Canada et à la doter d’un budget de 35 milliards à investir dans des projets d’infrastructures transformateurs qui pourraient renforcer les fondations de l’économie canadienne.

Deux budgets et 18 mois plus tard, l’argent réservé aux infrastructures arrive au compte-gouttes, et peu de détails sur le fonctionnement de la Banque ont été dévoilés. Le dernier budget n’a pas apporté d’éclaircissements sur le sujet. On peut supposer que le gouvernement fédéral à Ottawa cherche encore la meilleure façon de concevoir, de financer et d’exécuter des projets qui promettent d’importants avantages économiques et sociaux.

D’accord. 

Ayant moi-même participé à des projets d’infrastructures dans les secteurs public et privé au cours des dernières années, je me permets de vous faire part de mes conseils et de mes réflexions.

Avant toute chose, je tiens à préciser qu’il est plus facile de promettre un projet audacieux et transformateur que de l’exécuter. De nos jours, même le plus petit projet local peut être difficile à mettre en œuvre à cause des budgets restreints, de la paralysie des processus réglementaires, de la présence d’intervenants locaux aux positions bien tranchées et des opinions conflictuelles des électeurs. Un sondage Ipsos réalisé en 2016 résume bien le défi. Les résultats indiquent que 74 % des Canadiens étaient d’accord pour dire que les infrastructures étaient essentielles à la croissance économique du pays, mais que seulement 35 % des Canadiens souhaitaient que le gouvernement emprunte des fonds pour les nouvelles constructions.  

Depuis quelques années, les partenariats public-privé règlent en partie ce problème. En effet, le Canada est devenu un chef de file mondial dans l’élaboration et l’exécution de modèles de PPP. Au cours de la dernière décennie, les agences provinciales comme Infrastructure Ontario et Partnerships BC ont entrepris des projets en PPP en s’appuyant sur une prémisse toute simple : si le privé se porte garant des principaux risques associés à la conception, à la construction et parfois même à l’exploitation des nouvelles infrastructures publiques, le gouvernement est prêt à rembourser les coûts en capital et à lui verser un profit convenu à l’avance. 

Cette approche reconnaît implicitement que, par le passé, le gouvernement a eu beaucoup de difficulté à réaliser des projets d’infrastructures en respectant les échéanciers et les budgets. La logique est la suivante : nous préférons payer 120 millions de dollars pour un hôpital de 100 millions de dollars plutôt que d’accepter les risques associés à un dépassement des coûts et de l’échéancier qui pourraient totaliser beaucoup plus que 20 millions de dollars. Même si les syndicats du secteur public rejettent l’idée selon laquelle les projets dirigés par le gouvernement accuseront automatiquement du retard, plusieurs études ont montré la valeur créée par le transfert des risques par le public. On critique aussi le privé, avec raison, pour avoir déjà inclus dans les contrats de PPP des primes de risque démesurées. Et on souligne que les fonctionnaires n’ont pas toujours eu les moyens de faire appliquer les termes des ententes contractuelles.

Toutefois, le Canada se débrouille plutôt bien dans les PPP. Les risques sont bien compris pour les principales catégories d’infrastructures (rail léger, routes, hôpitaux, écoles et palais de justice). La plupart des gouvernements ont bien réussi à intégrer les exigences et les ententes au sujet des risques dans des contrats solides et à surveiller efficacement l’exécution des projets. La conférence annuelle du Conseil canadien pour les partenariats public-privé à Toronto attire plus d’un millier de représentants d’entreprises internationales qui construisent, financent et exploitent des infrastructures publiques. Elles se livrent une concurrence féroce pour obtenir des contrats gouvernementaux au pays. 

Mais avec la nouvelle Banque de l’infrastructure, il semblerait qu’Ottawa a l’intention de modifier son modus operandi par rapport aux PPP. Et avec sa nouvelle approche, le gouvernement ajoute un quatrième « P » au financement des projets en PPP : les gros fonds de pension. Le principe est qu’il existe d’innombrables projets d’infrastructures qui pourraient être financés de cette façon, et que chacun d’eux a le potentiel d’améliorer la productivité du Canada tout en offrant un bon rendement aux investisseurs. Mais comme ces projets comportent des risques, ils doivent d’abord compter sur du « capital des premières pertes » pour attirer les investisseurs. À cette fin, Ottawa a prévu une somme de 35 milliards de dollars pour catalyser ces projets. Si tout se déroule comme prévu, les rendements des investissements seront réinjectés dans d’autres projets d’infrastructures non productifs de revenus.      

Pour trois raisons, j’estime qu’il sera difficile d’élaborer et d’exécuter des projets en suivant cette approche.

Premièrement, il n’y a pas de pénurie de fonds pour les infrastructures au Canada ou ailleurs dans le monde. Les caisses de retraite, les assureurs, les fonds d’infrastructures et les fonds d’investissement souverains disposent de milliards de dollars à dépenser chaque année pour ce genre de projets. Compte tenu de l’envergure d’un projet d’infrastructures moyen, il est improbable qu’un investissement minoritaire d’Ottawa détermine le taux de rentabilité d’un projet. 

Ce qui intéresse vraiment les investisseurs, c’est de voir le gouvernement modifier les règlements au besoin et accélérer le processus d’obtention des permis et des approbations pour faire avancer les projets. C’est là où le risque de délais et de dépassements coûteux est le plus élevé. Ottawa peut-il être à la fois un investisseur et un organe de réglementation juste et impartial? Les parties intéressées pourraient en douter, ce qui risquerait de soulever l’opposition publique et politique.

Deuxièmement, les Canadiens s’attendent à ce que leurs impôts servent à payer des infrastructures publiques essentielles. Ils ont exprimé haut et fort leur opposition aux droits de péages et aux frais associés aux routes et aux ponts, et ils réagissent vivement à la hausse des titres de transport en commun et des taxes aéroportuaires. Mais pour que les projets de la Banque puissent offrir le rendement prévu aux investisseurs privés, de deux choses l’une : les Canadiens devront mettre la main dans leur poche pour produire directement des revenus, ou bien le gouvernement devra garantir un rendement à ses partenaires. Compte tenu du potentiel économique et de la valeur sociale de ces projets, ces deux positions se défendent très bien. Cela dit, j’ai l’impression que le gouvernement en place aura de la difficulté à gérer l’aspect politique de ces dossiers. Sa base électorale n’est pas précisément pour le fait que des sociétés privées fassent des profits avec les biens publics. 

Troisièmement, les structures de gouvernance de la Banque seront inévitablement complexes. Cela explique peut-être pourquoi elles n’ont toujours pas été mises en place. Dans ses processus d’approvisionnement habituels, le gouvernement indique précisément ce qu’il souhaite acheter, puis il octroie les contrats en lançant des appels d’offres concurrentiels. Dans le cas de la Banque, celle-ci recevra des propositions spontanées, et les sociétés privées donneront leur opinion sur ce que le gouvernement devrait acheter. Ces sociétés privées s’attendront à signer un contrat à fournisseur unique lorsque le gouvernement donnera le feu vert à leur projet. Comment le gouvernement justifiera-t-il ces investissements? Comment fera-t-il pour comparer la valeur d’un investissement dans un aéroport et la valeur d’un investissement dans un pipeline, par exemple? Comment justifiera-t-il que certaines firmes ont été favorisées par rapport à d’autres? Il est possible de trancher toutes ces questions. Mais pensez à la réaction de la population au sujet des prêts consentis à Bombardier par le gouvernement, et vous comprendrez tout de suite les difficultés politiques à venir.

Le Canada doit réunir les experts financiers et techniques qui comprennent les secteurs en jeu pour que nous puissions construire les infrastructures les plus productives qui soient. La Banque peut le faire, mais je préconiserais une réorientation de ses activités. Elle devrait jouer un rôle de premier plan dans la définition, l’exécution et la gestion des contrats de PPP traditionnels au niveau fédéral. Elle devrait veiller à ce que les 187 milliards de dollars consentis soient dépensés de la façon la plus productive qui soit, même si cela exige d’explorer des partenariats entre Ottawa et de grands investisseurs.